Fours à chaux

FOURS À CHAUX DES DALLES

« par Gilles Grenier de la Société d’histoire de St-Étienne
(publié une première fois dans le bulletin Le Bornival de septembre 2002) »

Vers le milieu du siècle dernier, la région de Yamachiche, appelée alors Machiche, connaissait un développement assez rapide, entre autres en direction de St-Barnabé. On construisait beaucoup.  Les gens d’alors utilisaient généralement le bois pour leur maison et les bâtiments d’usage courant. Rien de plus normal car il y avait toujours une forêt à proximité et chaque rivière d’une certaine importance était échelonnée de moulins à scie. Mais, même pour les maisons les plus simples, on ne se contentait plus de quelques piquets de cèdre pour y asseoir les soles de base, on préférait fonder la maison sur un solage  en pierre. Pour les résidences et édifices auxquels on voulait donner une plus grande permanence les murs extérieurs étaient entièrement de pierre. 

Pour faire tenir ensemble les pierres d’une construction, on employait un mortier à base de chaux, un oxyde de calcium obtenu par la calcination de pierres à chaux qu’on mélangeait avec du sable ou du gravier fin. On mettait  de 1 à 2  pouces de cet excellent « adhésif » entre les pierres.   Un proverbe ancien en vantait la qualité en désignant une personne extrêmement robuste comme étant « bâti à chaux et à sable » . 

La chaux utilisée à cette époque (1868+) provenait de St-Maurice. On connaissait cependant l’existence, dans la région immédiate, d’un dépôt de pierre calcaire pouvant servir à produire ce matériau. Il ne manquait que des hommes entreprenants pour l’exploiter. Ces hommes furent Hyacinthe Bournival et Thaddée Gélinas, l’époux de sa cousine Sophie. Hyacinthe construisit son four à chaux près de la rivière des Dalles, sur le haut de la côte, du côté de St-Barnabé. Tandis que Thaddée Gélinas installa le sien en face de sa maison, du côté de St-Étienne, où il résidait depuis son mariage en 1868.  

Ces installations étaient très modestes! On choisissait d’abord un petite butte, on y creusait un trou circulaire. On consolidait le pourtour avec un bon mur de pierres des champs, qui devait être assez solide pour pouvoir résister aux hautes températures auxquelles il serait soumis. Le diamètre des fours des Dalles était d’environ 15 pieds et les murs atteignaient 6 ou 7 pieds de hauteur. Le cercle n’était pas complètement fermé, une ouverture du côté du chemin permettait d’y accéder. 

Les hommes allaient chercher leurs pierres près de la rivière des Dalles, nommée ainsi à cause de sa configuration géologique particulière.   En effet, la rivière connaît à cet endroit une pente assez prononcée  et l’eau y circule à grande vitesse emprisonnée dans une sorte de canalisation naturelle coupée dans l’immense « dalle » de pierres plates qui forment les berges de la rivière et qui ressemblent à de larges avenues urbaines que des hommes mythologiques auraient construites il y a des millions d’années.

 C’est une pierre noire comme de l’ardoise, résistante aux coups, mais qui par ailleurs se détache facilement en « galettes » lorsqu’on réussit à introduire un levier dans les fissures qui existent entres les différentes strates. C’était d’ailleurs une des méthodes d’extraction de cette pierre à chaux. Cependant, lorsque les réserves de pierres facilement détachables étaient épuisées, il fallait recourir aux grands moyens.    À l’aide d’une « mèche » dure d’environ un pouce de diamètre, on creusait un trou qu’on emplissait de poudre « à exploser ». Une corde, enduite d’huile, assez longue pour permettre aux hommes le temps de se mettre à  l’abri en haut de la côte, et le tour était joué. Il ne restait qu’à ramasser les pierres volées en éclats et de les transporter aux fours, tâche pas nécessairement très facile! En effet, le pont sur la rivière n’existait pas encore et le chemin menant aux fours suivait les gorges des collines comme un serpent qui se glisse entre les mottes. On l’appelait « la côte des bœufs » (il faut prononcer beux!).

 Pour préparer une seule fournée, il fallait charroyer de la pierre durant des semaines. On disposait celle-ci tout autour du four en laissant seulement un petit espace au centre pour circuler et finalement y déposer le bois qui chauffera le tout. La forme plate des pierres permettait de les empiler en escalier, l’espace au centre devenant de plus en plus petit à mesure  que l’on montait pour éventuellement former une espèce de cheminée au centre. C’était un peu comme un igloo de pierre avec une ouverture au sommet. Et on y mettait le feu! Quinze cordes de beau bois d’érable, bûchées par les voisins à 0,50$ la corde, transformaient ces tonnes de pierres noires  en 150 « quarts » de chaux (un « quart » équivalait à un baril d’environ 25 gallons, contenant à peu près 250 lbs de chaux.

 Pas d’entretien mécanique du four. Une personne était de garde  24 h sur 24 pour alimenter le four en bois. Une semaine de ce régime et la métamorphose s’était opérée : le roc noir et dur était devenu poudre blanche (grisâtre). Lorsqu’enfin les feux s’éteignaient, le produit pouvait être mis en marché. Les charrettes partaient pour Yamachiche, St-Justin, St-Étienne, Charrette, Shawinigan etc. Encore récemment (1978), Théode Gélinas de Yamachiche, fils de Thaddée, 94 ans,  propriétaire de l’un des fours, se vantait d’avoir livré avec son père la chaux nécessaire à la construction de l’église de St-Étienne en 1890.

 Cette chaux sortant des fours n’était cependant pas encore prête à être utilisée : c’était de la chaux vive qu’il fallait encore « éteindre ».  Comme le processus aurait brûlé des contenants de bois, pour éteindre cette  chaux on creusait un trou dans le sol, on y ajoutait la chaux vive et de l’eau et on laissait mijoter pendant des mois. Il arrivait parfois que la chaux passe l’hiver sous la neige. Cette chaux éteinte pouvait maintenant être mélangée à du sable pour devenir le mortier nécessaire aux constructions qui débutaient presque toujours au printemps.  

Vers 1890, un concurrent de taille fit son apparition,  le ciment, qui supplanta rapidement la chaux. L’exploitation de St-Maurice se transforma; on s’orienta vers la vente de la pierre elle-même.  C’est aujourd’hui la carrière St-Maurice où vous pouvez vous procurer la pierre qui autrefois servait à fabriquer la chaux..  

Les fours de chez-nous furent abandonnés. La dernière fournée des Dalles fut cuite par M. Gélinas en 1890. Il leur fallut 2 ans pour écouler les 150 quarts produits.   Pendant de nombreuses années,   la chaux continuera d’être utilisée pour donner cette couleur blanche vive à nos maisons et bâtiments. Mais encore là, elle sera supplantée par la peinture, la brique et l’aluminium. La chaux  restera toujours toutefois une bonne amie des cultivateurs qui l’utilisent encore aujourd’hui pour l’amélioration des sols.